« Si vous regardez attentivement, vous verrez que les inégalités sont intégrées dans les structures de votre organisation. » Appliquant l’économie comportementale à l’étude des inégalités hommes-femmes, Iris Bohnet propose des moyens de contrer les biais qui freinent l’avancée des femmes.
Cet article est paru dans la revue 13 de L’ADN : Sexe et question de genre. A commander ici.
Par Laetitia Vitaud
Un premier exemple pourrait être fourni par l’expérience Heidi-Howard menée par la Harvard Business School. Une moitié des étudiants travaillaient sur le cas de Heidi, l’autre moitié sur celui d’Howard. À part le nom, toutes les données étaient identiques : Heidi.Howard est un.e leader influent.e à la tête d’un fonds d’investissement, qui développe son activité efficacement en faisant levier de son réseau. Pourtant, si Heidi et Howard ont été tous deux considéré.e.s comme compétent.e.s, seule Heidi s’est vu reprocher d’être « égoïste » et « centrée sur elle-même ».
Plus les organisations sont transparentes sur leurs grilles de rémunération ou les avantages en nature, moins il est possible de négocier, et moins les femmes font l’objet de discrimination.
Les femmes négocient moins, moins souvent et avec moins d'agressivité que les hommes
Selon Iris Bohnet : « La transparence est l’une des meilleures clés pour combattre les inégalités. Savoir ce que gagnent les autres et ce qu’il est raisonnable d’exiger, c’est essentiel pour mener une négociation informée et efficace. C’est pour cela que je suis très favorable à la nouvelle loi pour la transparence votée au Royaume-Uni, ainsi qu’à toutes les lois passées dans plusieurs États américains dont le but est de mettre fin à tous les cercles vicieux qui entretiennent les inégalités de revenus. Par exemple, le Massachusetts, New York et la Californie ont introduit des lois visant à interdire aux entreprises de demander aux candidats quel était leur salaire précédent. »
Si vous regardez attentivement, vous verrez que les inégalités sont intégrées dans les structures et les systèmes de votre organisation
L'illusion de la méritocratie
Donc le problème n’était pas la compétence des femmes, mais les préjugés des managers. De la même manière, Nancy Hopkins a fait une étude sur les différences hommes-femmes en matière de soutien institutionnel à l’université du MIT (salaires, bureaux, taille des laboratoires, nombre d’assistants, etc.). On découvrait que les femmes recevaient systématiquement moins de ressources que leurs homologues masculins. Donc il est clair que les règles du jeu ne sont pas les mêmes pour les hommes et les femmes. Aucune organisation n’est vraiment méritocratique. La meilleure argumentation possible consiste à mettre en avant ces faits, comme les exemples que je viens de vous donner. Si vous regardez attentivement, vous verrez que les inégalités sont intégrées dans les structures et les systèmes de votre organisation. »
Lorsque les femmes sont seules au sommet, il est fréquent qu’elles desservent la cause des femmes de leur organisation car elles épousent religieusement le comportement du groupe masculin dominant.
La reine des abeilles ne fait pas toujours avancer la cause
Lorsque les femmes sont seules au sommet, il est fréquent qu’elles desservent la cause des femmes de leur organisation car elles épousent religieusement le comportement du groupe masculin dominant. Lorsqu’elles sont trop peu nombreuses, elles font surtout office de symbole pour démontrer que l’égalité est possible. Margaret Thatcher incarnait parfaitement le syndrome de la « reine des abeilles » : en onze ans, une seule femme a fait partie du Cabinet britannique. Iris Bohnet prétend qu’il vaut mieux un groupe homogène (que des hommes) plutôt qu’un groupe où il n’y aurait qu’une seule ou deux femmes. Sans « masse critique », il n’y a pas de progrès. « Le syndrome de la reine des abeilles n’est pas inévitable (et ne s’applique pas à la majorité des femmes en position de leadership) : il émerge quand il existe un sentiment de rareté – “seule toi ou moi pourrons parvenir au sommet”. Ce sentiment de rareté était fréquent il y a quelques décennies, mais cela change rapidement. Avec plus d’opportunités pour les femmes d’atteindre les échelons supérieurs de la hiérarchie, et donc plus de modèles, nous pouvons accélérer le rythme des transformations. »
Les normes sociales ont la vie dure car nous autres humains avons besoin d’imiter, de concurrencer ou d’obtenir l’approbation des autres.
Les brutes ont-elles encore un bel avenir ?
« Les normes sociales ont la vie dure car nous autres humains avons besoin d’imiter, de concurrencer ou d’obtenir l’approbation des autres. Elles peuvent évoluer, le plus souvent pour le mieux, elles peuvent aussi se détériorer. C’est le sentiment qu’ont beaucoup d’Américains aujourd’hui. Pour la construction des normes, la communication et le leadership sont essentiels. Les gens cherchent des yeux la personne la plus importante et la plus puissante dans la pièce pour savoir ce qui est socialement acceptable et attendu, et ce qui ne l’est pas.
Mais les foules sont également importantes. Une foule peut noyer les comportements déviants d’individus isolés. C’est pourquoi nous avons tous un rôle à jouer. Sur la cause de l’égalité, je suis optimiste. Beaucoup de travaux remarquables et excitants voient le jour. J’ai bon espoir que nous allons dans la bonne direction. Les réactions à mon livre en sont une illustration. Chaque jour, une nouvelle organisation m’appelle qui souhaite mettre les idées de What Works en pratique, parce que supprimer les biais de la structure organisationnelle et des processus est la meilleure chose qu’elle puisse faire. Les données ne mentent pas : les organisations n’ont jusqu’ici pas bien réussi à recruter et à promouvoir de manière égalitaire et juste. C’est aujourd’hui devenu facile de mieux faire. Des start-up comme Applied, Pymetrics, Culture Amp, Paradigm offrent des solutions technologiques aux entreprises pour supprimer les biais de recrutement et promouvoir le changement.
Des géants comme SAP ont développé des logiciels avec le même objectif. Un groupement de PDG (CEO Action for Diversity and Inclusion) vient de voir le jour, dont le but est d’engager les plus grandes sociétés vers davantage d’égalité. Des nouvelles lois concernant l’égalité salariale ont été introduites des deux côtés de l’Atlantique. Et notre conversation sociétale sur l’égalité entre les hommes et les femmes semble progresser chaque jour. Certes, la sensibilisation ne suffit pas à changer les comportements, mais les discours montrent tout de même que le sujet est en train de gagner du terrain. »
(...) est-ce que cette libération de la parole n’a pas aussi des conséquences négatives, en généralisant la vision des hommes harceleurs et des femmes victimes ?
L'affaire Weinstein sert-elle la cause des femmes ?
« Les stéréotypes tendent à évoluer doucement, donc il est peu probable que l’on voie du jour au lendemain tous les hommes comme des harceleurs et toutes les femmes comme des victimes. Mais il y a un autre danger, celui de voir de nombreux hommes regarder Harvey Weinstein et se dire « je ne ressemble en rien à cet homme. Je n’ai pas commis tous ses crimes affreux, donc rien de tout ce qui est dit ici ne me concerne ». Alors qu’en fait, la conversation que nous avons aujourd’hui devrait concerner tout le monde. Bien que nous ne soyons pas tous des criminels, nous avons néanmoins tous été coupables ou victimes de microcomportements qui marginalisent ou excluent certains groupes. Sur la durée, l’accumulation de toutes ces « micro-insultes » a un impact immense sur la vie des individus, leur engagement, leur motivation et leur performance. Donc je suis convaincue qu’il est essentiel de ne pas parler seulement des cas de harcèlement les plus grossiers, mais également de tous ces (petits) comportements du quotidien qui contribuent à rendre pénible l’expérience des femmes. Et il s’agit aussi d’identifier les solutions, pas uniquement de parler des problèmes. Pour cela, il faut prendre en exemple les organisations qui ont réussi à assurer un cadre de sécurité physique et psychologique. »
IRIS BONHNET
Professeure à la Harvard Kennedy School, Iris Bohnet est une économiste comportementale combinant les notions de l'économie et de la psychologie, sa recherche se concentre sur les questions de confiance et de prise de décision, souvent avec une perspective de genre ou de transculturalité. Elle propose notamment de travailler sur les biais de genre qui affectent le fonctionnement discriminatoire des institutions, plutôt que d'essayer de changer les comportements individuels.
À LIRE
Iris Bohnet, What Works: Gender Equality by Design, Belknap Press, 2016.
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